Table: Nom commun, féminin. Meuble sur pieds offrant une surface plane et destiné à un usage déterminé.
Couchée béatement sur le dos sur la table de cuisine, alors que ma mère me changeait de couche: voici mon tout premier souvenir, d'aussi loin que ma mémoire me permette de remonter dans l'échelle du temps. Âgée tout au plus de deux ans? Je me souviens de la boîte jaune à mes côtés, affichant l'image d'un beignet sur une de ses façades. Je crois bien qu'il s'agissait de fécule de maïs.
J'ai grandi au sein d'une famille canadienne française bien typique. Nous prenions place autour de la table de cuisine à chaque jour et avions l'habitude de flâner après le souper. Nous n'étions que rarement pressés de nous lever pour nettoyer. La vieille table ronde en érable à pied central (la même table à laquelle mon père avait pris place en grandissant) était l'endroit de prédilection pour entendre mon père nous raconter ses histoires drôles -et parfois moins drôles- de son jeune temps dans la campagne des années 40, sur la rive-sud de Québec. On entendait toujours les mêmes histoires, avec les mêmes personnages, mais nous ne nous en lassions jamais. Le grand conteur qu'était mon père arrivait à nous faire rire aux larmes, ajoutant chaque fois de plus en plus de détails à ses histoires.
J'ai vraiment cru, du temps de mes études primaires, avoir été en proie à un traitement injuste et avoir enduré des abus totalement non justifiés, assise à cette même table: après chaque jour d'école, ma mère me faisait faire des travaux supplémentaires en mathématique et en analyse grammaticale; elle ne faisait pas confiance au système scolaire québécois des années 70 et j'en ai payé le prix. Je lui dois mon plaisir à valser avec la langue de Molière et la maîtrise des tables de multiplication dès mon jeune âge.
Le temps est un jour venu de quitter le nid familial pour poursuivre mes études à l'extérieur. J'ai vécu dans une dizaine d'appartements différents, parfois avec des co-locataires, parfois seule. Mais d'une façon ou d'une autre, ma contribution au ménage était toujours la table de cuisine. Avec des chaises si on était assez chanceux. Des chaises achetées pour peu cher. M'accommodant d'abord d'une vieille table en bois ronde et laide avec quatre pattes, achetée dans une ressourcerie pour $10, je me suis ensuite ''gâtée'' chez IKEA: un plateau de table rectangulaire blanc monté sur quatre pattes en métal vissées. Enfin le ''style contemporain''! Comme j'étais fière. Je me souviens avoir dû quémander l'aide d'un ami avec sa perceuse puisque je n'y arrivais pas avec mon tournevis d'occasion. C'est à cette table que j'ai rédigé mes premiers bulletins en tant qu'enseignante. J'ai échangé bien des confidences à cette table en buvant du café. Mes amies et moi nous sommes fait d'innombrables petits soupers accompagnés de vin acheté au dépanneur du coin. Si cette table pouvait parler...
Puis ''je'' a fait place à ''nous'' quand Michael et moi nous sommes rencontrés et avons emménagé ensemble sur un coup de tête. Je ne recommanderais ceci à personne en passant, surtout pas à mes enfants: apprendre à se connaître en jouant à la maison n'est pas l'idée du siècle. L'heure avait sonné d'apprendre à mettre de l'eau dans mon vin. Je dois admettre que je n'ai jamais été la championne des compromis, pas même maintenant. En fait, je crois être de plus en plus intransigeante avec l'âge. Ce qui m'a tout de même rendu service à bien des occasions. Mais pour en revenir à la table, nous avons convenu de l'utiliser comme espace bureau. En toute honnêteté, le gars est arrivé avec une bien plus belle table: je me suis retrouvée assise à une table ronde à pied central. Cette pièce en bouleau de chez Bass River lui avait été donnée par ses parents. J'ai même pris le temps de lui refaire une beauté pour effacer ses années passées dans un appartement de gars.
On a eu du bon temps assis à cette table: avant les enfants, on avait coutume des jouer au Skip-Bo pendant des heures après le boulot le vendredi, en fumant un paquet de cigarettes. C'est à cette table que j'ai eu mes premières nausées (oui, j'ai cessé de fumer après avoir pissé sur le petit bâton), puis un jour la table est devenue trop petite pour notre famille bourgeonnante. Et nos ardeurs.
Nous avons fait le grand saut lors d'une mutation de Ottawa à Valcartier en achetant la plus grande table disponible chez IKEA: modèle Norden, 87 pouces de bouleau messieurs dames, avec une rallonge de 20 pouces par-dessus le marché. Nous n'en verrions sûrement jamais le bout! Et voilà, papa, maman et deux enfants, avec une troisième peu après assise au bout de la table dans son siège de bébé, à se dire qu'on avait vu un peu grand. Une table bien trop grande pour notre logement militaire, égale à nos ambitions. Durant notre séjour de trois ans à Valcartier, notre maison est devenue le lieu des rencontres familiales durant les Fêtes. Au quotidien, avec la famille sous l'effet popcorn, la table servait de lieu pour devoirs-pliage-couture-bricolage-station de premiers soins, alors que le dessous devenait tour à tour une maisonnette ou un autobus. Ils se sont tous frappés la caboche sur les coins, un rite de passage, et ont tous survécu avec peu de séquelles.
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Monte sur mon autobus! |
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Mon défunt père et mon aînée, Rose |
Quelques années plus tard, notre famille de 11 s'est agrandie suite aux greffes de foie avec Kris joignant nos rangs, et la présence fréquente d'amis fidèles toujours prêts à partager un repas avec nous, pour notre plus grand plaisir. J'aime quand mes amis se sentent bien dans ma maison. Je suis retournée sur le marché du travail il y a quelques années, et j'ai la chance de travailler de la maison, en prenant toujours soin d'empiler mes papiers à un bout de la table. Oui, je suis du genre à m'étaler dans mon désordre de paperasse. En conséquence, moi, la reine du foyer, me suis retrouvée à manger debout plus souvent qu'autrement. Cette situation ne perdurerait pas en 2018. Maintenant que je récoltais un salaire, j'ai décidé, en dépit du front de résistance familiale, d'acheter une nouvelle table.
Ce monstre en érable, couleur d'ébène, d'une longueur de 96 pouces (144 pouces incluant les quatre rallonges) fit son entrée. Cette table allait nous achever, comme un mauvais sort jeté sur notre famille.
Notre famille est passée au travers bien des écueils en 2018. Et comme j'ai tendance à être un tantinet irrationnelle, aussi bien blâmer la table.
A peine janvier entamé, ma fille de 16 ans a fiché le camp suite à une chicane entre elle et moi. Voilà: la grosse table de cuisine à moitié vide me faisait le doigt d'honneur, en me rappelant jusqu'à quel point je peux être intransigeante. La nouvelle liberté de ma chère fille est vite devenue un fardeau pour elle, surtout quand les fonds se sont épuisés et que les ''amis'' ont insisté qu'il y avait des règles à respecter, tout comme chez papa et maman. Elle a trouvé refuge chez mon amie, le temps que nous lavions notre linge sale... Je remercie mon amie d'avoir joué le rôle de maison de transition pour quelques semaines! Ma fille est revenue à la maison un certain soir, après qu'on l'ait presque perdue des suites d'une réaction anaphylactique causée par une infusion de Remicade pour son arthrite. Même si en surface la situation a eu l'air de s'être replacée, les choses ne sont jamais revenues comme auparavant. Des relations entre frères et soeurs, une fois brisées, peuvent prendre ce qui peut sembler comme une éternité à guérir. Et je sais de quoi je parle. Ma fille est ressortie grandie de cette expérience et a appris à faire des meilleurs choix. Mais quand le train déraille, on ne peut l'arrêter. Mon aînée est partie étudier au collège avec comme focus principal d'avoir son espace bien à elle. ''C'est normal'' me direz-vous. Oui, jusqu'à un certain point. Je ne me suis jamais préparée à voir mon nid se vider. Le syndrome du nid vide. Paradoxal quand je pense à quel point je suis découragée que les plus jeunes n'auront que huit ans en mai. Il y a de ces jours où je voudrais les avoir encore tous à la maison, et il y en a d'autres où je ne vois pas la lumière au bout du tunnel.
Je crois sincèrement avoir pleuré chaque jour en 2018. Pleurer me soulage. Je pleure encore la mort de mon père il y a presque quatre ans et je tente d'accepter la perte de la mère que j'ai connue. De longs au revoir.
Je préfère vivre mes émotions seule. Je visite ma mère régulièrement seule, à six heures de route de chez moi. Je visite mon père au mausolée, seule. J'ai besoin de moi plus que jamais, de ramasser mes morceaux éparpillés à force d'avoir été une bonne mère et une bonne partenaire pendant toutes ces années. Je veux me reconstruire. Qui suis-je donc au fait?
Cette nouvelle table est comme une épine au pied, un constant rappel que ma famille et mes relations avec plusieurs sont brisées ou du moins changées. J'avais beaucoup d'espoir en achetant cette table: l'espoir d'y voir rassemblés mes enfants et leurs partenaires, leurs enfants, tandis que mon meilleur ami et moi vieillissons ensemble.
Rien n'est certain en ce bas monde. Les gens sont en constante mutation et les circonstances de la vie ont un impact sur notre façon de se percevoir et de voir les autres.
Devrais-je vendre la table? Est-ce que ce serait la solution à tous nos problèmes? Je n'ai pas la réponse.
Mon aînée est venue nous voir la veille de Noël. J'ai pu la serrer dans mes bras et la voir rire avec ses soeurs. Tous mes enfants sous un même toit et personne ne s'est opposé à ma demande de prendre une photo de famille. Kris n'y étant pas, la photo semble incomplète. Ma nouvelle amie, ma voisine, ma soeur a pris la photo pour nous et je l'en remercie.
Je tourne le dos à 2018 avec grand plaisir. Je demande à 2019 de m'aider à réparer ce qui peut être réparé. A chacun de vous qui devez prendre soin d'un être cher qui est soit malade ou dans le besoin, je souhaite le courage et la force de persévérer.
A chacun et chacune de vous, je souhaite une année 2019 remplie de succès: veillez à conserver ce qui vous est cher, et trouvez la force d'aller chercher ce qui enrichira votre existence. Répandez le bien autour de vous et évitez la haine à tout prix.
En passant, j'ai dû commencer à jouer un nouveau rôle en 2018 auprès de ma mère qui est atteinte de la maladie d'Alzheimer. Les rôles inversés? Les tables de multiplication n'ont plus aucune importance pour elle, et puisqu'elle n'est plus en mesure d'écrire, la grammaire est passée aux oubliettes. Nous avons dû prendre la décision de la déménager dans une aile plus adaptée à ses besoins sans cesse grandissants. Malheureusement la vieille table familiale était trop grande pour l'espace restreint. Soucieuse de lui offrir un nouvel endroit qui demeurerait tout de même familier, je lui ai acheté une table usagée à pied central, plus petite. Un ami au grand coeur l'a réparée pour nous. Je doute que ma mère se soit vraiment rendu compte du changement. La table familiale de ma jeunesse est désormais dans mon garage, en attente d'être assemblée de nouveau pour partager les souvenirs heureux qu'elle cache en elle.
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